La prostitution, le plus vieux métier du monde, n’était au Burkina Faso qu’une affaire de femmes venues d’ailleurs. De nos jours, cette affaire est aussi devenue celle des "nationales" : les femmes de nationalités étrangères ont progressivement passe le témoin à nos sœurs du pays des hommes intègres, et dans bien des cas, des jeunes demoiselles du milieu scolaire des zones urbaines. C’est le cas de Kumbo, une fille du quartier Tampouy à Ouagadougou, qui vit cette double vie depuis quelques moments : élève au grand jour, fille de joie une fois la nuit tombée.
Il était 16 H 50 quand la cloche retentissait ces cinq coups habituels. Les cartes mélodiques qui se décrochent de ladite cloche, une bouteille de butane usagée, partent faire le tour de la cours et, à notre oreille, reviennent marquer un point, un message unique : la fin des classes. C’est la trêve d’une journée de programme chargé.
En 3e F, une des vingt quatre classes que contenait le Centre de Formation Commerciale Privé du Kadiogo (CFCPK), le professeur n’eut pas le temps même de dire : « vous pouvez sortir » que, comme des criquets pèlerins, les élèves en uniforme brun et kaki se répandirent et remplirent la cours de l’établissement. Cris, chahuts, gambades, des gestes qui ne manquent pas dans le milieu des jeunes, saturent soudain le grand vide de l’espace de la cour.
Dans ce presque-crépuscule d’octobre, avec une atmosphère mi-chaude mi-froide, Kumbo se recroqueville dans son coin. L’esprit ailleurs, l’aire pensif, elle ordonne à ses doigts de fouiller ses poches puis les voila en train de pianoter sur son téléphone portable qu’elle vient de rallumer. Une conversation ! Non. Elle fait un jeu ! Non. Elle reprend un calcul de maths ! Je n'y comprends rien, ca m'agace.
Son téléphone, une Nokia 5130 Xpress Music de couleur bleue, équipée d’un appareil photo, d’une camera, d’un dispositif de musique, toutes les options dont peut rêver un jeune de son âge, est la dernière série de ladite marque et son acquisition n’est pas donnée a n’importe qui dans ce milieu ; Kumbo le porte a l’oreille, trois seconde, relis sur l’écran et recommence, cinq, sixc dix fois.
Dans l’espace de cinq minutes, un appel fredonne : « Allo ! Oui, allo ! Je… vous pouvez me rappeler dans deux heures ? Merci ». Elle raccroche. « Tri-tri-tri », un autre appel ! « Allo Bonsoir, Oui, c’est elle, Monsieur. »
Kumbo, en attendant de gérer ces prédateurs insatiables hors de la cours de l’école, fait appel à sa meilleure amie, Samira qui, aussitôt, arrive. Les deux charmantes complices disparaissent sur une moto de la dernière série de la marque Yamaha : la « Nano », sous le regard envieux des camarades.
Une heure et demie plus tard, voilà la pimbêche fraîche de Tampouy sur l’avenue du Kwame N’krumah, l’Avenue Caméléon ; ce Business centre qui se métamorphose, la nuit venue, en un véritable sex-shop. Sur cette rue, le sexe s’expose à l’instar d’une foire, et on y croise tous aspects de nénettes. Elles sont relativement pimpantes, avec une silhouette protéiforme et toutes vêtues d’habits transparents, légers et largement courts, laissant apparaître, cœurs, flèches, dragons, scorpions, langues, toutes sortes de tatouages qu’on aperçoit sur les parties intimes de ces "belles de nuit".
Et dans tout ça, Kumbo avait de la place : une place de choix parmi toutes ces « qualités ». A dire vrai, Dame nature n’a pas défavorisé cette fille de pauvre maçon qui gagnait difficilement son pain à la sueur de son front. Les yeux de Kumbo étaient vifs et brillants, ses longs cheveux, noirs et lisses. Et tout cela contribue à la rendre jolie. La démarche souple, agile, aisée et désinvolte, Kumbo n'a pas de défauts ; ni aux lèvres, ni nulle part sur ces parties visibles du corps. Kumbo a beaucoup de chance et n'est pas bête. En plus de toutes ces qualités physiques, elle a le sens de l’attraction, de la séduction.
L’interminable exercice du « monter-descendre »
Juchée dans l’enceinte du maquis Sow Biz au bord de l’avenue du Dr. kuame N’krumah, buvant et se tortillant au son des derniers tubes pour aguicher les chalands, mais aussi pour tromper l’ennui et l’angoisse, Kumbo voit un Monsieur lui faire signe de la main à bord d’une Mercedes 190D antique à l’opposé de la voie. Elle s’y rend immédiatement, monte après deux minutes de discussions et disparait dans la pénombre avec celui-là. Elle revient sur les lieux dix minutes plus tard, un peu dépeignée et sans une de ses chaussures. « Dans la rue, nous sommes victimes de toutes sortes de tracasseries : abus sexuels, viols, coups et blessures, etc. de la part des délinquants. Ce Monsieur-là qui venait de me prendre s’était juste garé dans la réserve d’à côté et voulait tout accommoder dans son véhicule, puis tenais à finir de faire avant de parler de fric », affirme Kumbo, la racoleuse Ouagalaise de 20 ans, orpheline ni de père ni de mère. « Cela fait trois ans que je suis sur ce terrain. Je suis l’ainée d’une famille de quatre enfants dont je dois m’occuper de la scolarité ».
C’est jeudi, le 21 du mois : le mois a deux chiffres, dit-on ; l’offre dépassant la demande, les prix ont baissé et la passe se négocie entre 5 000 et 7 000 F CFA, les frais d’hôtel ou de chambre de passe en sus. Ces prostituées, de toutes formes et de toutes nationalités prennent toutes sortes d’excitants (alcool, café, cigarette, drogue) pour se mettre en train. « Celles assises sur les terrasses des maquis, témoigne Kumbo, sont les plus nanties ». Celles-ci viendraient en voiture ou à moto ; elles ne pratiqueraient pas une prostitution de subsistance, et pour les approcher, il faudrait nécessairement passer par des entremetteurs. « Elles sont installées partout : au Taxi Brousse à côté, au Moulin Rouge, au Pili Pili, tout comme ici au Show-biz, et leurs clients préférés sont les Blancs » ajoute-t-elle.
Soudain, on aperçoit un individu en voiture qui stationne, elles ont toutes les yeux rivés sur celui-ci et lui font des signes ne prêtant pas à équivoque et tendant à l’attirer. D’aucunes sifflent. Mais celui-là n’est pas à l’étape de recherches : il avait déjà tout arrangé par téléphone. C’est celui-là même qui avait promis à Kumbo de rappeler dans deux heures quand elle était dans la cours de l’école. Salutations d’usage et l’affaire est conclue. Des chambres de passe sont à moins de deux cent mètres, où le couple circonstanciel peut satisfaire ses besoins en échange d’espèces sonnantes et de sensations fortes pour l’une et l’autre des parties. Une fois encore, Kumbo monte, disparait, trente minutes plus tard Kumbo descend de la même voiture au bord du maquis Show Biz et son Monsieur s’évanouit, sans mot dire, dans les horizons comme s’il avait une urgence.
L’air frais commençait à souffler dans la zone et décontractait les uns et les autres comme si c’était une récompense pour leur courage. A peine descendue de la voiture, la Nokia 5130 Xpress Music de Kumbo fredonne. « Allo ! Devant le show Biz. Ok, merci » cinq minute environ plus tard, le Monsieur se gare, et Kumbo monte, peu après, il revient, Kumbo descend. Tenez vous bien, Kumbo ne se trouve pas dans un immeuble à dix étages dont elle emprunte les escaliers pour des va et vient ; mais Kumbo monte, descend, monte et redescend.
Nous abordons 24 Heures et comme on n’est pas un vendredi soir, ni un samedi soir, Kumbo n’ira pas faire un tour vers les autres grands maquis tels que le Nandjelet, le Stade de France, le Nopegali, le Royal, le Pouvoir, le Rumbeck ou le Serum 4x4, qui sont davantage prisés quand il fait tard. Elle ira quand même faire une escale sur l’axe Casino-Garde Plus qui se trouve sur son chemin vers Tampouy, C’est un axe où la prostitution juvénile est de plus en plus pratiquée, pour le plus grand plaisir des consommateurs de « chair fraîche », de « crudité » comme on aime à le dire à Ouaga. Chaque nuit, des jeunes filles burkinabé (certaines à peine pubères) sillonnent les deux abords de la voie, à la recherche de clients. Kumbo sort de son sac à main, un miroir en forme de cœur, un peigne de couleur rose et se refait une beauté puis se dirige vers la rue voisine.
L’argent gagné à la sueur des fesses n’est pas béni
Lorsque nous sommes arrivés sur l’axe Casino-Garde Plus, à la montre de Kumbo, il était 1h du matin. De l’autre côté de la rue, deux filles adossées à l’arrière d’une voiture m’interpellent « Eh ! Monsieur, venez, on va s’entendre, ce n'est pas cher ».
En ce début de semaine, l’ambiance n'était au rendez-vous. Pour Kumbo, demain, c’est jeudi, il y a cours et il fait déjà tard. Elle n’est pas ici pour prospecter d’autres marchés mais pour commander l’immanquable plat familial. Deux poulets grillés avec deux longues miches de pain.
Loin de l’exemple de son père, ce maçon quadragénaire qui s’accroche à peine à la vie à la sueur de son front, Kumbo obtient son pactole à la sueur des fesses et cela lui sert à essuyer les larmes de sa famille : à la nourrir, à payer le loyer, la scolarité de ses frères. L’absence des trois plats quotidiens l’a contrainte à sortir chaque nuit chercher pour la famille, de quoi se mettre sous la dent. Est-ce cela le prix du silence de son père ? Lui, qui ne lui a jamais demandé où elle va après les classes ni pourquoi elle rentre toujours si tard, encore moins d’où provient le manger qu’elle rapporte chaque nuit. Ce n’est donc pas étonnant !
Kumbo, la pimbêche fraîche de Tampouy vend ses charmes pour subvenir aux besoins de sa famille et au-delà. Elle le fait depuis trois ans seulement mais est déjà à bout de souffle. Elle affirme que dès qu’elle trouvera un travail décent, elle rompra avec cet univers. « Les jours ordinaires, je peux sortir avec 3 à 5 clients. Par contre les week-ends, c’est au-delà des 5 » Et d’ajouter : « L’argent que nous gagnons ici n’est pas béni. Même si tu gagnes 100 000 F CFA en une seule nuit, le lendemain, ils te filent entre les doigts. Des clients me font souvent des propositions indécentes (rapports sexuels non protèges, sodomie et d’autre choses bizarres de la sorte), mais j’ai toujours refusé", conclue-t-elle.
Jeunes épaules pour de lourdes charges
A ces mots, un taxi se gare. La jeune élève-racoleuse de 20 ans monte et reprend la route du quartier. C’était aux environs de 1 Heures 40 du matin. Ce n’est qu’un au revoir car demain, la fille du maçon, l’école l’appelle. Demain matin. Et ce, pour toute la journée, après quoi il faudrait remonter sur le terrain du « monter-descendre ». Quel cercle infernal !
Vivre l’enfer pour le « salut » d’une famille, qui jour après jour, ne compte sur personne d’autre qu’elle. Kumbo, la pimbêche fraîche que la providence leur a envoyée leur permet garder leur dignité humaine : manger à leur faim, envoyer les enfants à l’école et au poste de santé. Tout ce poids sur les épaules d’une jeune fille de 20 ans. C’est le sacrifice de l’enfant béni.
Certes, au Burkina Faso les textes punissent le racolage, et Kumbo et ses confrères ne sont pas étrangers aux séjours aux commissariats de police de la place. Souvent prises en flagrant délit de racolage, maltraitées et présentées à la presse comme des vulgaires êtres. Malgré tout, la machine tourne■
Ninkuglo, juillet 2010